VIII
TRISTE APPAREILLAGE

Le très honorable vicomte Somervell leva les yeux de la pile de dossiers qu’il consultait et fixa Bolitho, l’air intéressé.

— Ainsi, vous avez accepté les explications fournies par le commandant Haven, hein ?

Bolitho se tenait debout près d’une fenêtre, l’épaule appuyée contre le mur tout frais. L’air était lourd et humide, alors que le vent qui ne les avait pas lâchés pendant toute la traversée jusqu’à Port-aux-Anglais ne mollissait pas. Les petits brisants à l’entrée du port étaient toujours couronnés de crêtes blanches, mais le soleil donnait au sable des teintes de bronze en fusion.

De là où il se tenait, il distinguait parfaitement le grand bâtiment. Après l’accueil enthousiaste auquel ils avaient eu droit en entrant dans le port, on était passé immédiatement aux choses sérieuses, le déchargement de la précieuse cargaison. Des allèges et des chaloupes faisaient d’incessantes allées et venues : Bolitho n’avait de sa vie jamais vu autant de tuniques rouges chargées de veiller sur le trésor à chaque pas du chemin. Somervell lui avait expliqué que, par un surcroît de précaution, le tout serait ensuite réparti à bord de plusieurs vaisseaux de tonnage plus modeste.

Bolitho se tourna à demi pour l’observer. Somervell avait déjà oublié la question qu’il venait de lui poser à propos de Haven. Ils avaient jeté l’ancre la veille, au matin, et, pour la première fois, Bolitho venait de remarquer que Somervell portait ces mêmes habits qu’il avait déjà lorsqu’il avait quitté la Ville-de-Séville. On aurait dit qu’il ne supportait même pas l’idée de quitter ses dossiers impeccables, fût-ce pour dormir.

C’est seulement à une journée d’Antigua qu’ils avaient retrouvé l’Hypérion et deux des bricks. Bolitho avait décidé d’envoyer quérir Haven plutôt que de retourner lui-même à bord de son vaisseau amiral, où les spéculations allaient certainement bon train.

Haven avait fait montre d’un calme surprenant lorsqu’il lui avait fait son rapport. Il avait même pris la peine de le rédiger par écrit pour exposer en détail sa conduite, à défaut de l’excuser.

L’Hypérion et sa petite escadre s’étaient approchés de Puerto Cabello et avaient même échangé des tirs avec une batterie côtière lorsqu’il était apparu qu’ils essayaient de forcer l’entrée du port. Haven était certain que la frégate capturée, La Conserve, était toujours là. Il avait alors envoyé sous le feu de la batterie un brick, la Vesta, pour y regarder de plus près. Les Espagnols avaient mis en place un grand barrage à partir de l’une des forteresses, et la Vesta s’était jetée dessus. En quelques minutes, l’une des batteries avait trouvé ses marques à coups de boulets rouges, et les spectateurs impuissants l’avaient vue prendre feu avant de disparaître dans une terrible explosion.

Haven avait continué de sa voix placide : « D’autres bâtiments ennemis venaient droit sur nous. J’ai usé de la liberté… – il fixait Bolitho droit dans les yeux, sans ciller – … la liberté que vous m’aviez laissée, sir Richard, et je me suis retiré. J’ai considéré qu’à ce moment vous aviez réussi ou bien aviez été repoussé. J’avais effectué la manœuvre de diversion prescrite, en prenant un certain nombre de risques. »

Après tout ce qu’ils avaient accompli en s’emparant de cette riche prise, c’était comme s’il avait subi une perte personnelle et non remporté une victoire.

Nul ne pouvait blâmer Haven. On aurait pu prévoir l’existence de ce barrage, mais tout aussi bien ne pas la soupçonner. Comme il l’avait déclaré, il avait fait usage de sa liberté.

Il s’en était fallu de peu que le second brick, Le Tétrarque, subît le même sort en tentant dans la fumée et au milieu des boulets de sauver quelques-uns des hommes de sa conserve. Murray, son commandant, figurait au nombre des survivants. On l’avait transporté dans un bâtiment tout proche avec les blessés de la compagnie de débarquement de l’Hypérion et les rares rescapés du brick arrachés à la mer et au feu, les deux pires ennemis du marin.

Bolitho répondit enfin :

— Pour l’instant, oui, milord.

Somervell esquissa un sourire en continuant à tourner les pages. Il était radieux.

— Dieu de Dieu, Sa Majesté elle-même sera fort contente de tout cela ! – et, levant les yeux, où se voyait un regard plus terne : Je sais la peine que vous éprouvez pour ce brick, continua-t-il. Et la marine également. Mais, lorsqu’on voit le résultat, on se dit qu’il s’agit d’un bien noble sacrifice.

Bolitho haussa les épaules :

— Selon, en tout cas, ceux qui ne risquent pas leur précieuse petite peau. A la vérité, j’aurais encore mieux aimé détruire La Conserve, crédieu !

Somervell croisa les bras, mécontent.

— Vous avez eu de la chance. Mais si vous ne parvenez pas à dominer votre colère ou à la vider d’une autre façon, la chance pourrait bien vous abandonner, j’en ai peur.

Il pencha un peu la tête, comme un oiseau qui lisse son plumage.

— Alors, faites un effort, hein ?

La porte s’entrebâilla, Bolitho aperçut Jenour qui passait la tête. Il commença :

— Excusez-moi, milord, j’avais donné consigne…

Il se détourna, Somervell n’avait même pas entendu, il était replongé dans son univers d’or et d’argent.

Jenour fit à voix basse :

— Le commandant Murray va bientôt passer, sir Richard.

Bolitho le suivit. Ils traversèrent ensemble la large terrasse dallée et se dirigèrent sous la voûte vers l’hôpital de fortune. Cela au moins le réconfortait : les hommes qui souffraient de leurs blessures ne côtoyaient pas les soldats de la garnison qui mouraient de la fièvre jaune sans avoir seulement entendu un coup de feu.

Il jeta un bref coup d’œil à la mer avant de pénétrer dans le bâtiment. Elle était aussi lugubre que le ciel. La tempête, peut-être. Il allait devoir en parler au maître pilote de l’Hypérion.

Murray était étendu là, immobile, les yeux clos, comme déjà mort. Cela faisait deux ans qu’il était affecté aux Antilles et pourtant, il était d’un blanc crayeux.

Le chirurgien de l’Hypérion, George Minchin, homme moins dur que la plupart des gens de son métier, lui fit remarquer :

— C’est un miracle qu’il ait survécu si longtemps, sir Richard. Il avait perdu son bras droit quand on l’a sorti de l’eau et j’ai dû l’amputer d’une jambe. Il y a encore une petite chance, mais…

Et cela se passait hier. Bolitho avait vu suffisamment d’agonisants pour savoir que la fin était proche.

Minchin se leva de la chaise où il s’était installé près du lit et se dirigea délibérément vers une fenêtre. Près d’une autre, Jenour contemplait la mer, songeant sans doute que Murray aurait pu être à sa place, cherchant quelque chose qui pût le raccrocher à la vie.

Bolitho alla s’asseoir près du lit.

— Je suis là – le prénom du jeune commandant lui revint –, reposez-vous autant que vous pouvez, James.

Au prix d’un grand effort, Murray ouvrit les yeux.

— C’est ce barrage, amiral – il referma les yeux. Il a manqué arracher les fonds de cette pauvre baille.

Il essaya de sourire, mais cela lui donnait l’air encore plus effrayant.

— Pourtant, ils n’ont pas réussi à la prendre, ils ne l’ont pas prise.

Bolitho s’empara de la main qui lui restait et la tint serrée dans la sienne.

— Je veillerai à ce que l’on prenne soin de vos hommes.

Mais ses propres paroles lui paraissaient si vides ! Il avait envie de pleurer, de sangloter…

— Y a-t-il quelqu’un ?

Murray fit une nouvelle tentative, mais ses yeux restèrent clos comme de minces fentes fiévreuses.

— Je… je… – son cerveau se brouillait. Ma mère, je n’ai plus personne d’autre à présent…

Et sa voix le lâcha une nouvelle fois.

Bolitho se forçait à le regarder. Des bougies que l’on vient de moucher. Il entendait Allday de l’autre côté de la porte, Jenour respirait très fort, comme s’il avait envie de vomir.

D’une voix étonnamment ferme, Murray reprit :

— Il fait bien sombre, amiral. Je crois que je vais dormir – et, sa main se serrant dans celle de Bolitho : Merci pour…

Bolitho se leva doucement.

— Oui, vous allez dormir.

Il tira le drap sur le visage de l’homme qui venait de mourir et se tourna vers le soleil, à s’en aveugler. Il fait bien sombre. A jamais.

Il se dirigea vers la porte qui donnait sur la terrasse, devinant que Jenour voulait dire quelque chose, voulait essayer de l’aider, alors qu’il n’y avait rien à faire.

— Laissez-moi – il se détourna. Je vous prie.

Il se dirigea vers le mur qui bordait la terrasse, s’y appuya des deux mains. Il se revoyait petit garçon, regardant les armes de la famille sculptées dans la pierre au-dessus de la grande cheminée, à Falmouth. Il en suivait les contours du bout du doigt, son père était entré et l’avait pris dans ses bras.

La devise inscrite sous les armes lui revint en mémoire. Pro libertate patriae. Pour la liberté de mon pays.

Voilà en quoi avaient cru des jeunes gens comme Murray, Dunstan, Jenour.

Il serra les poings, attendit que la douleur commençât à le calmer.

Et pourtant, ils n’avaient même pas encore commencé de vivre.

Il se détourna brusquement en entendant des pas sur sa gauche, un peu plus bas, lui sembla-t-il. Il avait tant fixé le soleil qu’il ne voyait plus rien, juste une ombre vaguement confuse.

— Qu’y a-t-il ? Que me voulez-vous ?

Il tourna un peu la tête, sans se rendre compte du ton sur lequel il parlait ni de son état de détresse.

— Je suis venue vous voir, lui répondit-elle.

Elle se tenait immobile sur une marche de pierre dans l’escalier qui descendait jusqu’à un étroit sentier.

— On m’a dit ce qui s’était passé…

Nouveau silence qui parut à Bolitho une éternité, puis elle ajouta doucement :

— Vous sentez-vous bien ?

Il tenait les yeux baissés sur les dalles, et l’image de ses chaussures devint plus nette. La douleur à l’œil et le brouillard qui lui embrumait la vue s’estompaient lentement.

— Oui. C’est l’un de mes officiers. Je le connaissais à peine…

Il ne put poursuivre.

Elle resta là où elle était, comme si elle avait peur de lui ou du mal qu’elle pourrait lui faire.

— Je sais. Je suis désolée.

Bolitho se tourna vers la porte qui se trouvait près de lui.

— Comment avez-vous pu épouser cet homme ? J’ai rencontré un certain nombre de salopards de la pire espèce, mais…

Il essayait désespérément de retrouver son calme. Elle avait encore réussi son coup, il se sentait nu comme un ver, sans défense, incapable de rien expliquer.

Elle répondit à côté :

— Vous a-t-il parlé du second galion ?

Bolitho sentait sa colère tomber lentement. Il s’était justement attendu à ce que Somervell lui posât cette question. Ils savaient tous deux à quoi cela aurait pu les mener.

— Je suis désolé, je suis impardonnable. Je n’avais nul droit de vous poser cette question ni de vous interroger sur quoi que ce fût à ce propos.

Elle le regardait, l’air grave, une de ses mains retenant contre le vent chaud qui soufflait par-dessus le parapet la mantille de dentelle posée sur ses cheveux sombres. Puis elle s’avança sur la terrasse et s’arrêta en face de lui.

— Vous avez l’air fatigué, Richard.

Il osa enfin la regarder. Elle portait une robe vert d’eau, mais le désespoir le reprit lorsqu’il s’aperçut qu’il ne distinguait toujours pas ses traits fins, son regard impérieux. Il devait être à moitié fou, d’avoir ainsi fixé le soleil. Le chirurgien qu’il avait consulté à Londres lui avait bien dit que c’était là son pire ennemi. Il répondit enfin :

— J’espérais vous rencontrer. J’ai beaucoup pensé à vous, plus qu’il n’est décent, moins que vous ne le méritez.

Elle ouvrit son éventail et commença à l’agiter, on eût dit l’aile d’un oiseau.

— Je vais vous quitter très bientôt. Peut-être eût-il mieux valu que nous ne nous revoyions point. Nous devons tous deux essayer de…

Il se pencha, lui prit le poignet, sans se soucier de savoir si on les voyait. Il savait seulement qu’il allait la perdre, elle aussi, alors qu’il avait déjà tout perdu.

— Je ne peux pas essayer ! C’est infernal d’aimer la femme d’un autre homme, mais je dis la vérité, je le jure !

Elle ne tenta pas de se dégager, son poignet restait crispé dans sa main. Elle lui répondit sans hésiter :

— Infernal ? Vous ne saurez jamais ce que c’est, car vous ne serez jamais une femme qui aime le mari d’une autre femme ! – elle ne se dominait plus. Je vous l’ai déjà dit, un jour, je serai morte pour vous. A présent, parce que vous semblez vous rendre compte que la vie que vous avez choisie est en ruine, vous revenez à moi ! Mais ne savez-vous donc pas ce que vous êtes en train de me faire subir, par tous les diables ? Oui, j’ai épousé Lacey par désir réciproque, mais un désir que vous ne comprendrez jamais ! Je ne peux avoir d’enfant, mais vous le savez sans doute, comme le reste. Alors que votre femme vous a donné une fille, je crois… Dans ces conditions, où est le problème, hein ?

Elle tordit le bras pour se dégager, ses yeux sombres jetaient des flammes, des boucles de cheveux s’étaient échappées de dessous sa mantille.

— Je ne vous oublierai jamais, Richard, Dieu sait, mais je prie pour que nous ne nous revoyions jamais, je ne veux pas gâcher ce seul moment de joie que je chéris tant !

Et se détournant, courant presque, elle se dirigea vers la porte.

Bolitho pénétra dans le bâtiment, récupéra machinalement sa coiffure dans les mains d’un laquais. Il aperçut Parris qui se dirigeait vers lui et il aurait continué sans dire un mot si l’officier ne l’avait salué.

— J’ai surveillé le transfert du dernier coffre, sir Richard. Je n’arrive toujours pas à croire que nous avons réussi à nous en emparer !

Bolitho le regarda d’un œil distrait.

— Oui, et je mentionnerai votre conduite exceptionnelle dans mon rapport aux lords de l’Amirauté.

Mais cela sonnait faux. Tout ce qui allait suivre. Les lettres à écrire, à la mère de Murray et à la veuve de Dalmaine, les formalités à remplir pour faire payer leur part de prise aux ayants droit de ceux qui étaient morts ou disparus. Sa dépêche servirait au moins à cela.

Parris le regardait, ennuyé.

— Je ne disais pas cela pour m’attirer des compliments, sir Richard. Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ?

Bolitho secoua la tête. Le vent lui soufflait sur le visage, il sentait encore son poignet entre ses doigts. Mais, Dieu du ciel, qu’avait-elle donc espéré ?

— Non. Pourquoi y aurait-il quelque chose qui n’irait pas ? On considérera qu’il s’agit d’un grand et noble sacrifice, je suis bien placé pour le savoir. Tenez-vous donc pour heureux de servir et de ne pas commander !

Et il s’éloigna. En se retournant, Parris aperçut Allday qui sortait du bâtiment et se dépêchait sous ce soleil violent.

— Bosco, sir Richard va avoir besoin de son canot.

Allday hocha négativement la tête.

— Non, il va aller marcher un peu. Et quand il se sera calmé, il réclamera son canot.

Parris branla du chef. C’était peut-être la première fois qu’il comprenait vraiment.

— Je vous envie tous les deux.

Allday s’approcha lentement de la balustrade qui surplombait le mouillage. La mer forcissait. Il croqua dans la pomme que lui avait donnée le coq du commodore. Sacré bon boulot ! Ça vous chassait vite fait la mélancolie.

Il aperçut le canot, à l’ancre assez loin de la jetée pour éviter d’abîmer la peinture. Les vagues se brisaient sur les marches de pierre en projetant des embruns. Il voyait Bolitho dans le trente-sixième dessous, au moment même où il avait cru que les choses iraient mieux. Foutues bonnes femmes ! Il en avait touché un mot à Ozzard quand ils étaient revenus en triomphateurs avec le galion. Ozzard avait lâché d’un ton rogue une des remarques dont il avait le secret, et Allday, trop fatigué et irrité pour faire attention à ce qu’il disait, lui avait répondu :

— Mais bon sang, qu’en sais-tu donc ? Tu ne t’es jamais marié !

C’était étonnant, à quel point il avait vexé le petit homme.

Allday avait alors décidé qu’il lui ferait cadeau d’un de ses os sculptés pour se faire pardonner. Il jeta son trognon de pomme dans l’herbe jaunie par le soleil et s’apprêta à s’en retourner. C’est alors qu’il la vit, debout sur la terrasse, qui le regardait avec ces yeux qui n’appartenaient qu’à elle. Des yeux à vous faire chavirer le cœur d’un homme.

Elle croisa son regard et lui dit :

— Vous souvenez-vous de moi ? Vous êtes Mr. Allday.

— Ben, répondit prudemment Allday, pour sûr que je me souviens de vous, madame. Personne pourrait oublier c’que vous avez fait pour le commandant, c’était c’qu’il était à cette époque.

Elle fit semblant de ne pas remarquer l’allusion.

— J’ai besoin de votre aide. Voulez-vous me faire confiance ?

Allday se sentait fondre. Elle lui demandait de lui faire confiance. L’épouse du haut et puissant inspecteur général, un homme dont il fallait se méfier, si la moitié de ce qu’il avait entendu dire était vraie. Mais elle avait dévoilé ses batteries la première. Elle prenait tous les risques. Il esquissa un sourire : une vraie femme de marin.

— Je veux bien.

Elle s’approcha de lui et il remarqua le mouvement haletant de sa poitrine sous sa belle robe. Elle n’est pas aussi calme et tranquille qu’elle veut le laisser croire, nota-t-il.

— Le vice-amiral Bolitho n’est pas dans son état normal.

Elle hésita, craignant peut-être d’être allée trop loin. Elle avait vu son sourire s’évanouir : l’homme était redevenu instantanément méfiant.

— Je… j’aimerais bien l’aider, vous voyez – et, baissant les yeux : Pour l’amour du ciel, monsieur Allday, puis-je vous supplier ?

— Je suis désolé, madame. Nous nous sommes fait pas mal d’ennemis toutes ces années, voyez-vous – il prit un temps de réflexion, puis : Que pouvait-il arriver de pire ? Il est presque aveugle, reprit-il d’un ton plus abrupt.

Il se sentait de glace, en dépit de ce vent desséchant, mais il ne pouvait plus s’arrêter.

— Il croit qu’il va perdre l’usage de son œil gauche.

Elle le fixait, et cette révélation l’atteignit comme un mauvais rêve. Lorsqu’elle l’avait surpris, il regardait la mer ou le ciel. Bolitho lui avait paru si désemparé, si perdu, qu’elle avait eu envie de courir à lui et de le prendre dans ses bras, oubliant toute prudence, au péril de sa vie même, si seulement elle avait pu le réconforter et le garder un peu avec elle. Elle se rappelait sa voix, cette façon qu’il avait eue de la regarder comme s’il ne la voyait pas. Elle s’entendit murmurer :

— Oh, mon Dieu !

— Souvenez-vous bien, reprit Allday, je ne vous ai rien dit, madame. Je suis assez souvent dans le pétrin comme ça pour pas aller me rajouter des ennuis.

Il hésitait, ému par sa détresse, par cette façon qu’elle avait d’abandonner toute défense en face de lui, un pauvre marin de rien du tout.

— Mais si vraiment vous êtes en mesure de l’aider…

Il se tut et porta rapidement en manière de salut deux doigts à son chapeau, non sans murmurer précipitamment :

— Je vois votre mari qui dépasse à l’horizon, madame. Je vais m’en sauver !

Elle suivit des yeux sa haute silhouette qui s’éloignait en se déhanchant dans sa vareuse blanche flottant au vent et son pantalon de nankin, avec sa bonne figure qui affichait toute l’histoire de ses blessures et cicatrices diverses… Mais un homme si bon qu’il lui faisait monter les larmes aux yeux, ainsi que tous ces gens-là.

Pourtant, son mari ne vint pas la rejoindre. Elle le vit qui arpentait la terrasse en compagnie de ce Parris, le lieutenant de vaisseau. Lorsqu’elle regarda plus bas le sentier raide qui descendait jusqu’au port, elle vit Allday se retourner et lui faire un grand signe en agitant sa coiffure.

Un tout petit geste, et pourtant elle comprit qu’il avait accepté de devenir son ami.

 

Le fanal fixé au plafond, dans la grand-chambre de l’Hypérion, décrivait de larges cercles et projetait des ombres grotesques sur la toile à damier du pont et les neuf-livres soigneusement saisis de chaque bord.

Bolitho avala une gorgée de vin du Rhin en regardant Yovell qui terminait une autre lettre puis la lui soumettait à travers la table pour signature. Il se fit la réflexion qu’on aurait dit des acteurs sur scène : Ozzard s’affairait à remplir les verres et Allday entrait et sortait tel un personnage à qui l’on n’aurait pas donné de rôle à apprendre.

Le capitaine de vaisseau Haven se tenait debout près des fenêtres de poupe, que l’on avait à demi munies de leurs volets car le vent, devenu plus terrifiant avec l’obscurité, faisait déferler les vagues de terre en projetant des embruns sur les navires à l’ancre.

Le bâtiment tremblait de toutes ses membrures et tirait sur son câble. Bolitho se souvenait de son incrédulité lorsque Dacie avait tranché celui de l’espagnol.

Haven conclut enfin :

— Voilà tout ce que je puis dire, sir Richard. Le commis est content de son avitaillement, et tous les détachements qui travaillaient à terre sont rentrés à bord, à l’exception d’un seul.

Il s’exprimait d’une voix posée, comme un enfant qui récite à son maître la leçon qu’il a eu peine à apprendre.

— J’ai également pu remplacer les trois embarcations, mais elles ont besoin de réparations.

Une simple observation, le moyen d’attirer l’attention de son amiral qui les avait abandonnées. Haven prenait grand soin de ne pas montrer ses véritables sentiments.

— Qui commande ce dernier détachement ?

Haven jeta un coup d’œil au rôle.

— Le second, sir Richard.

Il utilisait désormais systématiquement son titre, depuis leur dernière algarade. Bolitho fit lentement tourner le vin dans son verre. Tant pis. Haven était un imbécile et savait fort bien que son amiral, comme tout officier général, avait le pouvoir de faire ou de défaire sa carrière. Ou bien était-ce sa manière à lui de jauger l’honnêteté de Bolitho ?

Yovell leva les yeux par-dessus ses lunettes cerclées de fer.

— Je vous demande pardon, sir Richard, mais souhaitez-vous que la dépêche pour Le Tenace soit tournée de cette façon ?

Bolitho esquissa un bref sourire.

— Je le souhaite.

Il n’avait pas besoin qu’on lui rappelât ce qu’il avait écrit.

Je vous commande et ordonne de vous tenir paré à prendre la mer. Le capitaine de vaisseau Robert Thynne, qui commandait le second soixante-quatorze, pouvait bien en penser ce qu’il voulait. Bolitho avait plus besoin que jamais du Tenace. Les bâtiments qui transportaient la majeure partie du trésor devaient être escortés jusqu’à la sortie de ces eaux dangereuses, avant de rejoindre les vaisseaux de l’escadre de Sir Peter Folliot ou d’avoir suffisamment d’eau pour se débrouiller seuls. Bolitho aurait préféré gagner du temps en attendant l’arrivée de sa petite escadre, mais le changement de temps en avait décidé autrement.

Il se détourna des autres, heureux de bénéficier de la lueur pâlotte de la lanterne, cela lui permettait de se frotter l’œil. Il lui faisait mal, il payait sa stupidité d’avoir fixé le soleil. A moins que ce ne fût l’effet de son imagination ? Il était heureux d’être revenu à bord de son bâtiment. Somervell l’avait bien deviné lorsqu’il lui avait fait ses adieux.

Il lui avait indiqué que lui-même et sa femme quitteraient l’île, une fois renvoyé le plus gros des bâtiments, à bord d’un vaisseau de la Compagnie des Indes que l’on attendait d’un jour à l’autre. Somervell attachait le plus grand prix à son petit confort.

Bolitho avait découvert un autre aspect de l’homme lorsqu’il lui avait demandé l’autorisation de prendre congé de Lady Somervell et que celui-ci lui avait répondu : « Impossible » en le fixant, l’air insolent. Bolitho imaginait fort bien ces mêmes yeux, glacés derrière le fût d’un pistolet de duel dans les lueurs de l’aube, quoique, si ce qu’on disait était vrai, il eût dans ce genre d’affaires une préférence pour l’épée. « Elle n’est pas ici », avait-il ajouté.

Antigua n’était qu’une île minuscule. Si elle avait souhaité le voir, elle l’aurait fait. Ou bien Somervell s’était lassé de ce petit jeu et l’en avait empêchée. Mais peu importait. Tout était fini.

On frappa à la porte : le lieutenant de vaisseau Lovering, officier de quart, entra dans la chambre :

— Je vous prie de m’excuser, sir Richard – et, regardant tour à tour Bolitho et Haven : Un brick courrier a été aperçu à l’entrée du port.

Bolitho baissa les yeux. Il était peut-être en provenance d’Angleterre. Des lettres du pays, des nouvelles de la guerre. Leur ligne de vie. Il songea à Adam, qui commandait son propre brick et était sans doute encore occupé à transporter des dépêches pour Nelson. C’était comme un autre monde, loin de la fièvre et de la chaleur des Antilles.

Haven se pencha :

— Si jamais il y a du courrier…

Il recouvra le contrôle de lui-même, et Bolitho se souvint de ce qu’Allday lui avait raconté à propos de sa femme, qui attendait un enfant.

Bolitho signa encore quelques lettres : recommandations pour des promotions, pour actes de bravoure, transferts à bord d’un autre bâtiment. Des lettres dont il ne fallait rien attendre.

L’officier tenta :

— Avez-vous des plis à porter à terre, sir Richard ?

Bolitho leva les yeux. Lovering était troisième lieutenant. Il espérait une promotion, une occasion de prouver sa valeur. Si Parris tombait… Il chassa aussitôt cette idée.

— Je ne pense pas.

Les mots étaient sortis tout seuls. C’était donc si simple, de mettre fin à quelque chose qui lui avait été si cher ?

Haven attendit que l’officier se fût retiré.

— Eh bien, à demain aux premières lueurs de l’aube, sir Richard.

— Oui. Rappelez l’équipage à votre convenance et faites part de nos intentions au commandant du Tenace ainsi qu’au directeur du chantier.

Lorsque l’Hypérion reviendrait à Antigua, le vaisseau de la Compagnie des Indes aurait appareillé. Se reverraient-ils un jour, même par hasard ?

— Il nous faudra toute la journée pour sortir du port et regrouper nos protégés dans un semblant d’ordre. Le vent décidera seul s’il est avec ou contre nous.

Si les bâtiments de charge et leur escorte restaient plus longtemps à l’abri à Port-aux-Anglais, les Espagnols – et peut-être même leurs alliés français – risquaient de lancer une contre-attaque avant l’arrivée de la nouvelle escadre.

Resté seul dans la chambre, Bolitho but encore un peu de vin, mais il avait beau avoir l’estomac vide, il se sentait incapable de faire honneur au repas préparé par Ozzard. Le vieux vaisseau roulait et grondait, on rappelait apparemment les hommes de quart sans arrêt pour reprendre l’amarrage de quelque apparau. Impossible de prendre le moindre repos.

Le vin était fameux, et Bolitho trouva le temps de se demander comment faisait Ozzard pour le garder si frais, même dans les fonds.

L’idée l’effleura un instant d’envoyer un billet à Catherine, mais il la chassa immédiatement. Il suffisait qu’on l’interceptât, et elle serait compromise au point de ne pouvoir s’en remettre. Le tort que cela pourrait causer à sa propre carrière ne semblait plus avoir aucune importance.

En entendant le cliquetis des pompes, il se souvint de ce qu’on lui avait dit sur l’Hypérion, son grand âge, toutes ces années de service. Bref, des sarcasmes supplémentaires.

Il commençait à somnoler dans son fauteuil préféré lorsqu’il fut soudain réveillé. Il avait l’impression de ne s’être assoupi que quelques secondes, Ozzard le secouait par le bras.

Bolitho le regarda. Le vaisseau était toujours plongé dans l’obscurité, on entendait le même vacarme, les mouvements n’avaient pas cessé.

— Le second souhaite vous voir, sir Richard.

Cette fois, Bolitho était bien réveillé. Pourquoi n’était-ce pas le commandant ?

Parris entra, trempé d’embruns. Il avait l’air congestionné sous son bronzage, mais Bolitho savait qu’il n’avait pas bu.

— Qu’y a-t-il ?

— J’ai jugé utile de vous mettre au courant, sir Richard. Le canot de rade a annoncé qu’une goélette quittait le port. L’un des navires du commodore, apparemment.

— Et alors ?

Bolitho savait que le pire était encore à venir.

— Lady Somervell se trouve à bord – Parris se troubla un peu sous le regard des yeux gris. J’ai appris, continua-t-il, qu’elle avait l’intention de se rendre à Saint John’s.

Bolitho se leva pour écouter le bruit du vent. Plutôt la tempête à présent, l’eau se brisait sur la coque comme le flot de la marée montante.

— A bord de ça, mon vieux ! – et, attrapant sa vareuse : Il faut en informer le vicomte Somervell.

Parris le regardait, l’air abattu :

— Il est au courant. Je l’en ai prévenu moi-même.

Haven apparut dans la portière, il avait enfilé un manteau de mer sur sa robe de nuit.

— Qu’est-ce que j’apprends ? – il jeta un regard à Parris : Nous nous verrons plus tard !

Bolitho se rassit. Comment Somervell pouvait-il lui laisser faire une chose pareille ? Il devait être au courant lorsqu’il lui avait dit qu’il lui était impossible de lui faire ses adieux. Une aussi petite goélette pouvait sombrer si elle n’était pas convenablement manœuvrée. Il essaya de se rappeler qui commandait les navires de Glassport.

Même par beau temps, il était dangereux d’entreprendre une traversée de routine dans ces îles. Sans parler des pirates, qui étaient monnaie courante. Pour un de ces misérables qui pourrissait dans les fers ou se balançait au gibet, on en retrouvait cent de mieux dans ces parages. Il fit enfin :

— Je ne peux rien faire avant le jour.

Haven l’observait froidement :

— Si vous me demandez…

Il se tut, puis ajouta :

— Je dois aller retrouver les hommes de quart sur le pont, sir Richard.

Bolitho se rassit lentement. C’est moi qui lui ai fait cela. Il ne savait trop s’il avait parlé à voix haute ou non, mais ses mots lui firent l’impression de rouler en échos dans la chambre comme des coups de feu.

Il appela Ozzard :

— Réveillez mon aide de camp, je vous prie.

Il comptait l’envoyer à terre porter un message à Somervell, qu’il dormît ou non.

Il se leva brusquement et se dirigea vers une fenêtre dont les volets n’avaient pas été posés.

— Si j’y vais moi-même, l’un de nous deux y laissera certainement la vie.

 

A l'honneur ce jour-là
titlepage.xhtml
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Kent,Alexander-[Bolitho-17]A l'honneur ce jour-la(1987).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html